Je me souviens d’une personne s’extasiant sur la capacité de mes filles à lire si jeune autant de livres et déplorant que son enfant n’ait aucun goût pour la lecture. Je lui avais alors demandé si elle faisait la lecture à son enfant, lui expliquant à quel point c’était important. Elle m’avait distraitement écouté, me montrant parfaitement qu’elle n’était pas convaincue, répétant à nouveau que son enfant était incapable d’aimer les livres, que ça ne l’intéressait absolument pas, alors que, misère !, il y en avait tellement de bons…
Boucle bouclée. Il m’est tout à fait impossible de convaincre une personne qui ne s’ouvre pas à une réponse qui bouleverse son monde intérieur. Certains persévèreraient dans la confrontation, moi non. Je sais qu’il y a un moment où une personne est prête à ouvrir sa vie, à écouter les réponses dont elle a besoin et à créer avec. Je ne détiens pas ce moment pour d’autres. Je le détiens seulement pour moi. Alors, je m’éclipse discrètement, parée de l’invisibilité que l’on m’a conférée.
C’est ainsi que l’on traverse parfois de longs moments de solitude, des moments parfaits, somme toute, pour ouvrir un bon ouvrage !
Un rituel important
Mes filles devaient avoir un an et demi, voire 18 mois, lorsque j’ai mis en place une lecture partagée au moins au moment d’aller au lit. Ce rituel est devenu un moment indispensable à leur journée. Même si je leur lisais aussi un album durant le jour, leur intense plaisir de se lover contre moi le soir pour déguster une histoire avant de s’endormir était une pierre angulaire de notre routine quotidienne.
Il faut de la constance pour répéter, inlassablement, quotidiennement, cette simple action, et ce, durant des années.
– Vous dites ? Des années ?
– Oui, même quand elles savaient parfaitement lire…
– …. glups
Gains de ce rituel
Je suis consciente que ce qui manque à beaucoup de parents, c’est du temps, alors que les enfants en ont tant besoin. D’un autre côté, investir en eux ce temps si précieux lorsqu’ils sont petits et pendant quelques années, nous fait faire une énorme économie de temps, de patience et d’énergie par la suite…
Si l’on pouvait quantifier le gain de temps, d’énergie, et voir la disparition de tout un tas de problèmes que l’on obtient grâce au fait de consacrer beaucoup de temps aux enfants, mettons, de leur arrivée en ce monde à l’envol vers l’adolescence, je crois que beaucoup de personnes réaliseraient à quel point, il est préférable de leur consacrer ce fameux temps durant une bonne dizaine d’années. Non pas qu’après, ils n’en aient plus besoin, mais les bonnes fondations sont mises en place :
- cela épargne bien des errances à l’enfant qui peut poursuivre un développement relativement harmonieux à travers l’adolescence
- cela économise bien des confrontations douloureuses entre parents et enfants
- ce qui est nettement moins dommageable que d’apprendre à mettre en place ces fondations une fois adulte, en proie à des addictions, et/ou à la dépression, et/ou à tout un tas de d’épisodes déplorables à vivre…
Comment faire lire ses enfants ?
Alors, nous y voilà, c’est assez simple en fait.
Avant leur deux ans, mettez au point un rituel quotidien de lecture partagée. Pour ce faire, vous avez besoin d’un endroit cocon : un bon canapé, le lit parental, des coussins par terre… à vous de voir.
Il vous faut aussi un stock de livres, si possible de saison (pour cette organisation, voyez mon premier livre La pédagogie Steiner-Waldorf à la maison). Choisissez-les avec soin : de belles illustrations, si possible faites à la main (même si je reconnais qu’il y aussi certaines illustrations numériques qui sont vraiment jolies), des histoires simples, bien écrites… je vous renvoie à cet article pour plus de détails.
Ne craignez pas que votre enfant ne connaisse pas certains mots. Il comprendra dans tous les cas l’histoire grâce au contexte et aux illustrations et accroîtra son vocabulaire d’une manière fabuleuse. Mes filles, à deux ans et demi, faisaient des phrases complexes grammaticalement parfaites… et pourtant je ne leur faisais aucun cours de grammaire (laquelle a été en fait commencée assez tard chez nous…) Simplement, le « parlé bébé » n’a jamais eu sa place chez nous, ce qui ne s’oppose pas au fait de s’adapter à l’âge et à la maturité de l’enfant.
Si vous avez plusieurs enfants, arrangez ce temps partagé de sorte que tout le monde en profite. Ne craignez pas trop non plus les différences d’âges, surtout si l’histoire ne contient aucune scène crue ou violente risquant de blesser leur sensibilité. Bien sûr, si vous souhaitez aider votre collégien à lire « A l’ouest, rien de nouveau », qui est souvent imposé au collège, ne laissez pas les plus jeunes écouter ; même pour votre collégien, cette lecture n’est pas des plus adaptées, alors pour des petits, n’en parlons pas…
Au besoin, vous pouvez aussi changer une phrase, un paragraphe. C’est vous qui connaissez la sensibilité de votre enfant et vous pouvez adapter un livre ou un album à celle-ci. Je l’ai souvent fait quand mes filles étaient petites, et je ne l’ai jamais regretté. Au fil des années, j’ôtais certains filtres, à mesure que j’observais leur maturité se déployer, et cela donnait alors lieu à de très bonnes discussions.
Est-ce que cela va empêcher mon enfant d’être autonome ?
Non.
– Et ?
Allez, j’étaye un peu !
Mon expérience est purement empirique en la matière, mais j’ai trouvé ce matin cet article, fondé sur des recherches récentes, qui va clairement dans le même sens.
L’article, après de bons développements, résume ainsi les bienfaits de la lecture partagée : « la lecture partagée déclenchera la mise en marche d’une causalité spirale : la lecture partagée stimulera le développement des capacités de langage et de lecture, ce qui en retour stimulera le goût pour la lecture. »
Car, en effet, « ce sont les capacités de lecture, variables d’un enfant à l’autre, qui déterminent le goût pour la lecture plutôt que l’inverse ».
Ce sont les lectures partagées avec votre enfant qui lui offriront une aisance qui le mènera à développer son goût pour la lecture.
Notre expérience familiale
Voici mon expérience : Mes filles ont appris à lire dans l’année de leur 6 ans. Cependant, en dehors de nos leçons de lecture, elles ne lisaient pas seule leurs livres. Progressivement, elles ont repris seule ou à deux certains de leurs albums, mais, pendant ce temps, je continuais les lectures partagées quotidiennes. Ce n’est que vers leur 8/9 ans qu’elles ont lu leurs premiers romans, souvent des Cabanes Magiques.
Pendant ce temps-là, je continuais de leur lire des romans désormais, et ce, chaque jour bien évidemment.
Plus âgées, est venu le temps de découvrir certaines œuvres littéraires, en lien notamment avec la progression Steiner et/ou le programme de l’Éducation Nationale.
Je me souviens particulièrement de deux faits marquants :
– J’avais construit un bloc de littérature sur le roman policier, basé sur le livre d’Agatha Christie « Ils étaient dix » (anciennement « Dix petits nègres ») ; a priori, l’une d’elles m’a fait comprendre que ça ne l’intéressait pas du tout, sa jumelle a suivi ; comme souvent avec les jumeaux, l’un décide (pas forcément le même), l’autre conforte cette position ! Peu importe, j’ai commencé mon bloc et leur ai lu chaque jour une partie du roman, après quoi, nous étudiions cette partie. Eh bien, elles ont été passionnées et m’ont même avoué, plus tard, qu’elles avaient lu la fin avant, ne pouvant plus attendre de savoir qui était le meurtrier !
Elles ont ensuite entamé avec appétit, l’une les Sherlock Holmes et les Arsène Lupin, l’autre les œuvres d’Agatha Christie mettant en scène le célèbre détective Hercule Poirot…
– Plus tard, lors de l’équivalent de la troisième, je voulais leur faire découvrir Antigone, dans la version de Anouilh, avec un bloc de littérature basé sur son étude. Même réaction de leur part : « oh non ! Beurk!) Mais, au cours de cette lecture, les discussions ont été plus passionnantes les unes que les autres ; la figure féminine d’Antigone étant tellement riche, elles ne pouvaient écouter son histoire sans que celle-ci suscite beaucoup de débats ! J’étais comblée et, elles, elles avaient écouté, lu, intégré, l’histoire de cette héroïne incontournable. J’aime à penser que leur goût pour le féminisme a pris racine en partie dans cette expérience !
Je précise enfin que, pourtant, à cette époque, elles étaient complètement autonomes côté lecture, et qu’à cet âge-là, je ne contrôlais plus que de loin leur choix personnel de livre – hormis les lectures imposées pour l’étude – qui, dans tous les cas, donnait lieu à de nombreuses discussions, critiques étayées, débats… en famille.
Bonne lecture en famille !